Compte-rendu de lecture

 

❒ Pierre Razoux, La Guerre Iran-Irak, Première guerre du Golfe, 1980-1988, Paris, Perrin, 2013, 608 pages.

 

 

C'est un récit précis, très détaillé. L'auteur montre bien comment la guerre échappe à ses instigateurs: Saddam Hussein voulait une guerre courte pour s’emparer des champs de pétrole du Khouzistan, annexer le Chatt el Arab et effacer l’accord d’Alger de 1975, par lequel l’Irak avait cédé au Shah la souveraineté sur l’estuaire. Le dictateur irakien a ainsi sous-estimé la force du nationalisme iranien comme celle de la dynamique révolutionnaire.

Aucun des deux camps n’a privilégié l’efficacité militaire : Saddam se méfiait de ses généraux, n’avait aucune compétence militaire, a lancé son armée dans cette aventure sans préparation sérieuse. Quant à l’Iran, Khomeiny et Rafsandjani ont vu dans la guerre le moyen de consolider le régime, mais ils se sont constamment méfiés de l’armée régulière, en particulier de l’aviation restée fidèle au shah. Ils ont privilégié la milice parallèle des pasdarans (les gardiens de la révolution) et les offensives meurtrières des bassidjis, adolescents fanatisés lancés avec quelques grenades à la rencontre des chars de Saddam. Le déclenchement de la guerre (en Septembre 1980) comme sa prolongation (jusqu’en août 1988) ont tenu à la volonté de Saddam et des ayatollahs. La guerre n’a pas été provoquée par les puissances extérieures, bien que toutes y aient ensuite, plus ou moins trouvé leur intérêt.

La durée de la guerre a en effet tenu à la bêtise et à l’obstination des belligérants, mais aussi à l’intérêt des puissances extérieures pour lesquelles elle fut très profitable. L’auteur montre, entre autres, le jeu machiavélique des marchands de canons et des hommes politiques français : les prises d’otages et les attentats des années Quatre-vingt furent presque tous ourdis par Téhéran, via le Djihad islamique ou le pseudo-CSPPA, mais aussi par le truchement d’Action Directe : les assassinats de l’ingénieur général Audran et de Georges Besse, perpétrés par Action Directe, avaient été commandités par Téhéran. L’échec du raid sur Baalbek du 17 novembre 1983, par lequel les Super Etendard du Clemenceau voulaient frapper des casernes du Hezbollah en représailles après les attentats contre l’armée française à Beyrouth, tiendrait, selon l'auteur, à une trahison : un diplomate très haut placé aurait prévenu les Syriens de l’imminence du raid, leur permettant ainsi d’accueillir les avions français par un tir nourri, qu’ils purent heureusement esquiver. Le diplomate ne fut pas sanctionné, ce qui suggère qu’il avait agi avec l’aval de son ministre.

Tout aussi consternant est l’usage intensif des armes chimiques pendant cette guerre, qui fut surtout le fait de l’Irak, car les mollahs iraniens avaient des scrupules religieux qui les empêchèrent de riposter par les mêmes moyens et à la même échelle. Saddam a abondamment arrosé les Iraniens de gaz moutarde, tabun et VX, avec la participation active de nombreux pays européens : France ou Suisse fournissant les avions, d’autres les obus, les Allemands les produits chimiques. Ces derniers, peut-être pris de remords, fournirent à l’Iran des combinaisons de protection et quelques kits d’antidotes plus ou moins efficaces.

L’arme du pétrole fut essentielle pour affaiblir l’Iran : à partir de juillet 1985, les États-Unis persuadèrent les Saoudiens d’augmenter fortement leur production pour ruiner Téhéran, mais aussi l’URSS déjà épuisée par la course aux armements, aussi bien par l’Initiative de défense stratégique de Reagan que par la guerre d’Afghanistan. L’Iran réagit en menaçant de bloquer la circulation des pétroliers dans le Golfe, ce qui conduisit à l’intervention directe de l’US Navy en 1988.

La fatwa contre Salman Rushdie (le jour de la Saint-Valentin 1989), fut un geste de dépit de Khomeiny enrageant de devoir faire la paix : « Nul doute que le Guide ait cherché à faire diversion de la défaite face à l’Irak, à occulter les problèmes intérieurs iraniens et à affirmer la vigueur du chiisme de manière à se poser en champion du monde musulman. Ce faisant, il contraint l’ensemble de la classe politique iranienne à se radicaliser de nouveau, donnant ainsi un coup de frein aux ouvertures faites en direction de l’Occident. ».

Le livre de Pierre Razoux peut nous aider à comprendre la complexité des conflits du Moyen-Orient. Son analyse de la guerre Iran-Irak privilégie les facteurs endogènes, mais souligne aussi le jeu dangereux des puissances extérieures à la région et d'acteurs liés aux États, mais ayant leurs propres intérêts, comme les industriels de l'armement. Il insiste aussi sur la dualité du pouvoir dans la République islamique, qui complique fortement toute perspective de règlement avec Téhéran. Une telle issue était de toute façon improbable du fait de la politique de Washington qui, humiliée par la prise d'otages à l'ambassade de Téhéran, donnait alors la priorité à la Guerre froide et privilégiait pour ce faire son alliance avec Riyad. Dix-sept ans après le Onze-septembre, celle-ci est toujours d'actualité.